C’est la semaine spéciale lecteurs sur CityCrunch. Les lecteurs prennent les commandes du site et partagent avec vous (et nous) leurs coups de cœur, leurs avis, leurs découvertes et autres pensées inspirés de leur quotidien de Lyonnais.
Cet article est encore signé par Marie. Merci encore à elle. Le style d’écriture de cet article est très différent de ce que nous proposons sur ce blog. Néanmoins, nous avons eu un véritable coup de cœur pour ce petit récit relatant comment le grand-père de son compagnon a échappé à la rafle de l’un des quartiers de Villeurbanne (rue Bonneterre) en 1943, grâce à petit geste qui a sauvé une quinzaine de personnes alors cachées dans cette impasse.
En espérant que celui-ci vous touche autant que nous, bonne découverte.
1942
Villeurbanne. Zone libre.
Si l’on remonte le cours Tolstoï en direction de l’Est, à Villeurbanne, il y a, sur la gauche, longeant un terrain de tennis et un petit square, la rue Bonneterre. C’est ici, dans cette maison, presque au niveau de l’intersection, que nous avons emménagé après avoir quitté Paris, faisant comme si nous pouvions vivre une vie normale.
A cette époque, j’entrais tout juste au collège : tous les matins, je me rendais au lycée du Parc, un large bâtiment situé juste en dessous de l’entrée sud du Parc de la Tête d’Or.
Mais ce lundi…
Ce lundi, ce fut différent.
Chaque matin, ma mère se levait à l’aube pour aller acheter du lait de l’autre côté du cours : il suffisait de remonter l’impasse Bonneterre (qui deviendra plus tard la rue Bonneterre), et la crèmerie se trouvait ensuite juste en face. Le temps était clair, la ville s’éveillait peu à peu, émergeant doucement de la torpeur de la nuit. Les souvenirs que j’ai de cette maison sont quelque peu effacés, mais je me souviens d’une large bâtisse de trois étages, entourée d’une petite cour délimitée par un haut mur de pierre. A cette époque, il n’y avait que deux maisons dans l’impasse : la nôtre, et une seconde, mitoyenne. En face, ce n’était qu’un mur de pierres, vierge d’habitations. Nous étions plusieurs familles juives alors, à vivre le plus discrètement possible, parfois à six ou sept dans la même pièce.
Ce lundi, j’ai entendu la porte d’entrée claquer lourdement, puis le grincement strident du portail métallique donnant sur la rue, presque comme pour signifier sa méfiance.
Ce lundi, lorsque ma mère a traversé le cours Tolstoï, un soldat allemand était là, au milieu de la chaussée. Il attendait. Il portait l’uniforme de la police routière, agrémenté d’une large plaque de métal qui permettait de l’identifier en tant que tel. Ma mère s’est arrêtée sur le trottoir, face à lui, lui montrant son pot à lait pour lui faire comprendre qu’elle se rendait à la crèmerie. Il a agité sa main en direction de l’autre côté de la rue, stoppé la circulation de l’autre, et ma mère s’est empressée de traverser. Quelques secondes plus tard, elle pénétrait dans le petit commerce.
– Mais que faites-vous ici ?? J’ose à peine imaginer l’angoisse qui a dû l’envahir lorsque, face à la crémière, ma mère comprit que le soldat n’était pas seulement là pour réguler la circulation.
– Mais que faites-vous ici ?? répéta la femme derrière son comptoir, roulant des yeux effarés. Tout le quartier est encerclé, ils recherchent tous les hommes valides et en état de travailler pour les emmener au travail forcé, en Allemagne.
Le lait n’avait plus aucune importance. Ma mère a fait volte-face, comprenant que tout n’était plus qu’une histoire de minutes : elle est repassée devant l’agent, qui n’a pas bronché, et s’est glissée dans l’impasse. Je ne sais quel éclair de lucidité lui a traversé l’esprit ce jour-là, mais elle a attrapé de sa main libre la poubelle pleine qui trônait dans la rue pour la dissimuler à l’intérieur de l’enceinte de la bâtisse, serrant son pot à lait de l’autre. Sans bruit, elle a verrouillé le portail, et nous avons ensuite entendu claquer le loquet de la porte d’entrée.
J’ai entendu les pas de ma mère le long des couloirs, aller de pièces en pièces, frappant de ses poings sur le bois des portes pour réveiller les familles : « Les allemands sont là, les allemands sont là ! Ils arrêtent les hommes en état de travailler ! ».
Volets métalliques qui se ferment, pas précipités, chuchotements affolés, serrures qui se verrouillent.
Et puis, plus rien.
Des voix d’hommes se font entendre au dehors, peut-être deux ou trois individus. Je ne sais plus. Nous étions dans l’une des chambres du rez-de-chaussée, et je me souviens m’être mis sur la pointe des pieds, à la fenêtre, pour tenter d’entrevoir la scène qui se déroulait devant la maison, à travers les ouïes des volets.
Des civils accompagnés de soldats se sont arrêtés devant le portail qui permettait d’entrer dans la petite cour, avant de frapper lourdement contre le métal. Les coups ont résonné dans mon corps, tendu de peur et d’appréhension. Ils ont tentés de pénétrer dans l’enceinte de la bâtisse, mais sans succès. De la fenêtre, j’apercevais seulement le sommet de leurs casques et de leurs chapeaux. Dans la chambre, aucun bruit, seulement nos respirations précipitées par la tension de l’instant.
Quelques minutes se sont écoulées, interminables. Ils ont levé les yeux vers la façade, pour finalement faire demi-tour.
J’avais douze ans.
Ces moments se sont imprimés dans ma mémoire, et ne m’ont plus jamais quitté. Je ne sais plus si j’avais réellement conscience de ce qui pouvait nous arriver si nous étions pris, mais je me souviens de la peur, acide, dévorante, de ce lundi. On nous disait « camps de travail », mais nous savions que la mort n’était pas très loin.
Est-ce que le fait d’avoir rentré cette poubelle pleine à l’intérieur nous a sauvé la vie ? Peut-être qu’en son absence, la maison leur a paru inoccupée, vide ? Nous ne le saurons certainement jamais, mais aujourd’hui, je suis vivant.
2 commentaires
Beau témoignage sur cette période qui nous semble être de plus en plus virtuelle …
Quel coup de génie d’avoir rentrer cette poubelle ! Ce récit m’a touché.