Auparavant terre de pèlerinage, l’Île Barbe est aujourd’hui très prisée pour une balade bucolique toute proche du centre-ville. Haut lieu de légendes folkloriques, elle continue de fasciner par son aura envoûtante. Pourtant, son histoire reste très méconnue des Lyonnais. Quels mystères entourent encore cette île longtemps isolée sur la Saône ?
Druides, ermites et moines
Avant d’accueillir les promeneurs du dimanche, l’Île Barbe a abrité des occupants bien plus spirituels : druides, ermites et moines ont foulé son pré verdoyant.
D’ailleurs, l’origine mystérieuse de son nom évoque peut-être ses premiers résidents. Du latin insula barbarica, « Île Barbare », contractée ensuite « Île Barbe », on dit que son étymologie ferait référence à son aspect sauvage et désert. Autrement dit, un lieu parfait pour avoir la paix. Quelque soit votre raison…
Au IIe siècle, alors que l’Empire romain est à son apogée, les premiers chrétiens arrivent à Lyon. Refusant le culte romain, ils sont emprisonnés, torturés, voire tués, mais certains arrivent à s’enfuir. Leur lieu de refuge ? Je vous le donne en mille : l’Île Barbe. Rien de mieux quand on a besoin de se cacher que d’aller sur une île à la végétation dense et sauvage.
Au fil des décennies, d’autres persécutés y trouvent refuge, formant ainsi la première communauté d’ermites. De là, l’idée de construire une abbaye naît. Après tout, quoi de mieux qu’un lieu de retraite aussi symbolique, cerné par les eaux et aux portes d’une ville si importante que Lyon pour bâtir tel édifice ?
Au Ve siècle, l’abbaye de l’Île Barbe est fondée, l’une des plus anciennes de France et probablement d’Europe, dont le pouvoir a rayonné pendant des siècles. De persécutés devenus ermites aux moines gardiens d’un lieu de pèlerinage incontournable, il n’y a qu’un pas.
Et les druides dans tout ça ?
Certaines sources évoquent la présence de druides venus en procession sur l’île bien avant nos amis ermites et se livrant à des sacrifices humains « barbares » lors de cérémonies obscures. Ambiance. Un mythe qui n’a jamais été confirmé, bien que des vestiges celtes aient été retrouvés sur l’île dont une statuette de déesse pouvant être utilisée lors de rituels.
L’atmosphère si envoûtante de l’Île Barbe est un terreau fertile aux fantasmes et légendes. J’y viens plus bas.
5 siècles d’histoire mouvementée
Pendant des siècles, l’abbaye de l’Île Barbe continue de prospérer, bien que son histoire fut aussi mouvementée que celle de Port Réal dans Game of Thrones.
Dès sa sortie de terre, l’abbaye est victime de pillages successifs et d’invasions, au gré des différents conflits de la région lyonnaise. Au IXe, en partie détruite, elle renaît de ses cendres grâce à l’évêque de Lyon. À partir de là, son rayonnement religieux, patrimonial et intellectuel ne cesse de grandir. Elle accueille plus de 90 moines issus de la noblesse française et se voit en possession d’un patrimoine religieux et agricole étendu en-dehors des frontières terrestres de l’île. On dit même que ses possessions sont si nombreuses que lorsqu’il fallut les consigner, le rouleau de parchemin mesurait plus de 33 mètres de long. De quoi faire pâlir n’importe quel notaire.
Haut lieu de chrétienté, la réputation de l’abbaye est telle que de nombreux rois et reines de France viennent y séjourner avant de faire leur entrée dans Lyon par la Saône : Charlemagne, Charles IV, Louis XI, Charles VIII, François Ier, Henri II, Catherine de Médicis…
Attractive par sa notoriété et son emplacement, l’Île Barbe devient très vite lieu de festivités populaires. Pendant tout le Moyen-Âge, les Lyonnais l’accostent pour s’encanailler à l’occasion de fêtes religieuses et autres réjouissances, mêlant foi chrétienne et traditions païennes. Si bien que la tranquillité des moines se voit troublée, les joyeux lurons alcoolisés venant danser et chanter dans le pré au pied de l’abbaye…
Dès le XIVe siècle, le prestige de l’abbaye décroît rapidement. D’un côté, les absences répétées de l’abbé, occupé par ses fonctions grandissantes, entachent son autorité. De l’autre, les moines, de moins en moins nombreux, supportent mal les règles rigoureuses de l’abbaye (surtout quand le bas peuple festoie régulièrement juste sous leurs fenêtres). Ils demandent alors la sortie de l’ordre et prennent le titre de chanoine, se voyant libérer de leur obligation de vie en autarcie.
Le coup de grâce est donné en 1562. L’abbaye de l’Île Barbe est dévastée par un incendie causé par des troupes protestantes. Les restaurations ne seront que partielles et l’abbaye ne s’en relèvera jamais totalement. De la bâtisse majestueuse, il ne reste aujourd’hui que quelques vestiges. Enfin, en 1741, le chapitre est dissous et l’abbaye perd sa souveraineté. Clap de fin pour l’histoire religieuse de l’Île Barbe.
Les légendes de l’Île Barbe
Avec son aura si magnétique, il n’est pas surprenant que l’on attribue à l’Île Barbe toutes sortes de légendes plus ou moins folkloriques.
Les lavandières serial killeuses
Après les sacrifices humains des druides, place aux femmes serial killeuses. On raconte que les lavandières sur les berges attiraient les promeneurs en leur demandant de l’aide pour essorer leur linge. Profitant de leur naïveté, elles les noyaient dans la Saône. Ni vu, ni connu. La légende était si tenace que l’Île Barbe fut longtemps surnommée par les voyageurs « l’île des lavandières ».
La suicidée de l’île
Une autre légende qui relève plus du fait divers. Une jeune femme désespérée, dont le père avait refusé qu’elle épouse l’homme qu’elle aimait, s’est suicidée par noyade sur la pointe sud de l’Île Barbe. Après sa disparition et faute de corps, le père accusa l’amant avant que les autorités ne retrouvent la dépouille de la malheureuse. Une histoire beaucoup moins romanesque que celle de Roméo et Juliette…
Le trésor de l’Île Barbe
Évidemment, pas d’île sans trésor, encore plus si elle abrite une abbaye. L’Île Barbe, a elle aussi, son histoire de trésor caché. Les moines l’aurait enfoui dans les souterrains de l’abbaye pour le protéger des invasions protestantes. Et pas n’importe quel trésor : le Graal, rien que ça. On raconte qu’un certain Longinus a financé les premières pierres de la chapelle bâtie sur l’île. Longinus ? Oui, comme le légionnaire qui a transpercé de sa lance le flanc de Jésus-Christ sur la croix. Et hop, ni une, ni deux, voilà comment on obtient la rumeur du Graal caché sur l’Île Barbe. Une légende qui a persisté plusieurs siècles, ne faisant qu’accroître la notoriété de l’abbaye.
La bibliothèque de Charlemagne
Enfin, la dernière légende recensée pourrait bien être la seule qui contienne un soupçon de vérité. En 811, Charlemagne décerne le titre d’abbaye seigneuriale à l’Île Barbe. Admirateur de l’île, il aurait alors légué une partie de ses précieux ouvrages, dont des manuscrits rares, à la bibliothèque de l’abbaye après un séjour qui l’a profondément marqué.
Même si ces faits n’ont pu être vérifiés, il est certain que l’abbaye de l’Île Barbe possédait une riche bibliothèque dotée d’ouvrages convoités, ce qui contribua à son rayonnement culturel. Le plus célèbre d’entre eux, La Cité de Dieu de Saint Augustin, est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon. De là à affirmer qu’il a été remis par Charlemagne en personne à l’abbé de l’Île Barbe, allez savoir…
L’indépendance de l’île (ou presque)
Dès les premières années de son existence, l’Île Barbe assoit son indépendance grâce aux pouvoirs étendus de l’abbaye. Par exemple, elle a la jouissance de ses terres outre-frontière fluviale, sans besoin de se référer au diocèse de Lyon. Mieux, elle a le droit d’exercer sur ses propriétés la justice religieuse et civile, lui conférant ainsi une indépendance judiciaire.
Finalement, le déclin de l’abbaye dès le XIVe et la sécularisation des moines conduisent à la perte de sa souveraineté. La seigneurie de l’abbaye revient à la cathédrale Saint-Jean et l’indépendance de l’île n’est plus que de l’histoire ancienne. Ou presque.
L’Île Barbe connaît un tournant inattendu avec l’arrivée d’un personnage étonnant. En 1977, Félix Benoît, un historien lyonnais à l’humour débordant, débarque sur l’île en la déclarant libérée. Désireux de lui redonner son indépendance d’antan, il s’auto-proclame gouverneur et instaure sa propre constitution ainsi qu’une monnaie locale. La blague va si loin qu’il cède son pouvoir peu avant sa mort à Jean-Jacques Laugier, avocat. Officiellement, cette gouvernance n’a jamais été abolie. Alors, l’Île Barbe toujours indépendante ?
Les habitants de l’Île Barbe
Lieu de détente et de balade, l’Île Barbe abrite aujourd’hui une poignée d’habitants privilégiés, dont on devine les maisons depuis la rive.
Pour comprendre comment une île d’abord occupée par des moines est devenue un lieu d’habitation convoité, il faut remonter quelques années en arrière. Après la dissolution du chapitre de l’abbaye et la perte de son indépendance, l’Île Barbe est peu à peu désertée. Les anciennes maisons des chanoines sont alors louées à la bourgeoisie lyonnaise à partir de 1784, transformant l’île en hameau. En souvenir des festivités populaires qui avaient lieu dans le grand pré, la partie sud est transformée en lieu public, laissant la partie nord privée.
Havre de paix aux portes de Lyon, l’île compte aujourd’hui une petite dizaine de maisons et une vingtaine d’habitants. Quelques habitations sont des héritages familiaux, d’autres des perles rares qui n’ont même pas le temps d’atterrir sur le marché immobilier. Presque toutes possèdent les pierres anciennes du temps de l’abbaye qui a fait le prestige de l’Île Barbe. Voilà un discret rappel de son histoire épique.
Bien qu’on imagine volontiers la tranquillité bucolique des habitants de l’île, quoique perturbée par l’effervescence des promeneurs du dimanche, à quoi ressemble leur quotidien reste le nouveau mystère de l’Île Barbe.
Bonus : à faire sur l’Île Barbe
Visite libre de l’île
L’île est en libre accès, sauf la partie privée au nord qui est fermée au public en soirée, ainsi que le samedi toute la journée et le dimanche après-midi.
? Ile Barbe – 69009 Lyon
? Bus 40 / 31 / 43 / S10
Les Suites de l’Île Barbe
Dormir sur l’Île Barbe sans y vivre, c’est possible. Situées dans l’ancienne abbaye, les Suites de l’Île Barbe sont un ensemble d’appartements idylliques avec accès au parc arboré privatif. Une belle idée pour un séjour insolite à 2 ou en famille, à quelques pas de Lyon.
? 9 Impasse Saint-Loup, Île Barbe – 69009 Lyon
? Infos et réservations sur leur site internet
L’Auberge de l’Île Barbe
La célèbre auberge-restaurant étoilée dirigée par le Chef Jean-Christophe Ansanay-Alex fermera ses portes à l’été 2023. D’ici là, il est possible de s’installer à la table du Chef pour un dîner privé et sur-mesure.
? Place Notre Dame de l’Île Barbe – 69009 Lyon
? Infos et réservations sur leur site internet
Croisière sur la Saône « Cap Île Barbe »
À défaut d’une visite guidée de l’Île Barbe sur la terre ferme, on peut la découvrir depuis les eaux. Embarquement en face du Palais de Justice, coté rive gauche pour une croisière commentée sur la Saône, jusqu’aux rives verdoyantes de l’île qui nous révèle son autre facette.
⛴ Départ au 2 Quai des Célestins – 69002 Lyon
? Infos et réservations sur leur site internet
Voilà, désormais l’Île Barbe n’a presque plus de secrets pour vous !